L’Amérique croît-elle sur des serveurs ? La croissance économique américaine en 2025 repose-t-elle sur une bulle d’investissements en IA ?
Ce qui soutient la croissance économique américaine, ce sont désormais les centres de données dédiés à l’intelligence artificielle. Il y a peu, Jason Furman, économiste à Harvard et ancien conseiller économique à la Maison-Blanche sous Obama, a publié sur X une série de données qui a fait sensation dans les milieux financiers et technologiques. Selon lui, la croissance du PIB américain au premier semestre 2025 s’appuie presque entièrement sur les investissements dans les infrastructures d’IA. Si l’on retire les dépenses liées aux équipements informatiques et au logiciel — la catégorie qui englobe les centres de données —, le taux de croissance réel du PIB n’aurait été que de 0,1 %. Autrement dit, sans ces investissements technologiques, les secteurs traditionnels — industrie, commerce, services, immobilier — n’auraient pratiquement pas progressé. Le « montagne de silicium », comme l’a surnommé le journaliste Robert Armstrong du Financial Times, devient ainsi le véritable moteur de l’économie américaine. Mais cette montagne est-elle solide ? Pour comprendre l’ampleur du phénomène, il faut regarder les chiffres. Selon Lisa Shalett, directrice des investissements chez Morgan Stanley Wealth Management, les entreprises de cloud de très grande taille dépensent près de 400 milliards de dollars par an pour leurs centres de données et projets connexes — un montant qui a quadruplé en quelques années. Ces dépenses, menées par Microsoft, Google, Amazon, Meta et Nvidia, représentent désormais près d’un tiers du total des investissements des entreprises américaines. Ce chiffre, de l’ordre de 400 milliards de dollars, équivaut à environ le PIB annuel du Danemark, ou encore à deux fois le budget annuel de l’Union européenne en 2024. Le plus surprenant ? En 2025, la contribution des centres de données à la croissance du PIB a dépassé celle des dépenses des consommateurs — le moteur historique de l’économie américaine, qui représente habituellement deux tiers du PIB. Pour la première fois, l’investissement dans l’infrastructure de l’IA a surpassé l’ensemble des dépenses des Américains en magasins, voyages, restaurants et loisirs. Cette transformation est fulgurante. Entre 2015 et 2020, la part des investissements technologiques dans le PIB oscillait entre 3,7 % et 4 %. Depuis 2023, la courbe s’envole : en 2025, elle dépasse 4,5 %, dont 1,2 % seulement provenant des dépenses des géants de l’IA — une part qui était quasiment nulle il y a encore quelques années. Les flux d’argent sont complexes. Des accords spectaculaires ont été annoncés : Nvidia promet jusqu’à 100 milliards de dollars à OpenAI, qui s’engage à payer 300 milliards à Oracle pour des capacités de calcul, tandis que Oracle prévoit d’acheter 40 milliards de dollars de puces à Nvidia. Ces contrats sont à long terme, souvent étalés sur plusieurs années, et reposent sur des « engagements de performance » — des revenus futurs promis, mais non encore livrés. C’est ce qui explique les hausses de cours spectaculaires des actions d’Oracle et d’AMD, malgré des résultats trimestriels médiocres. Cependant, cette dynamique soulève des inquiétudes. David Einhorn, fondateur du fonds Greenlight Capital, estime que ces dépenses sont « extrêmes à un point difficile à concevoir » et pourraient entraîner des pertes massives de capital. Il souligne un décalage temporel : l’IA pourrait révolutionner l’économie dans dix ans, mais les marchés exigent des rendements immédiats. Or, selon une étude du MIT, 95 % des entreprises ayant adopté l’IA générative n’ont pas encore vu de retour sur investissement mesurable. Des limites physiques existent aussi. OpenAI a besoin de 4,5 gigawatts d’électricité — l’équivalent de deux barrages Hoover — pour alimenter ses centres, une puissance qu’il faut encore construire. Et les réseaux électriques ne suivent pas le rythme des datacenters. Peter Atwater, de l’université William & Mary, voit dans ce système une « chaîne de capital » similaire à celle qui a précipité la crise de 2008. Chaque acteur dépend des autres. Si OpenAI ne peut pas payer Oracle, ce dernier ne peut plus acheter des puces à Nvidia, et ainsi de suite. « Dans une bulle, ce sont les promesses qui disparaissent en premier », prévient-il. Les marchés financiers amplifient le phénomène. Les fonds indiciels, dont les poids croissants dans les actions d’IA comme Nvidia ou Microsoft, poussent les prix vers le haut. Les taux d’intérêt sont bas, les fonds spéculatifs ont 2,5 billions de dollars disponibles, et les critères de crédit se relâchent. « Si le mot est AI, l’argent arrive », dit-on. Certains, comme Dario Perkins de TS Lombard, voient les choses différemment. Pour lui, la croissance n’est pas due à l’IA, mais à un marché du travail résilient. Il rappelle que l’investissement en infrastructure est une composante réelle de l’économie, pas une illusion. Et que, contrairement à la bulle immobilière, les entreprises d’IA investissent avec leurs liquidités, pas avec de la dette. En fin de compte, la question n’est pas de savoir si l’IA est une technologie porteuse, mais si les investissements actuels sont justifiés par des rendements réels. Si oui, nous entrons dans une nouvelle ère. Si non, nous sommes peut-être en train de construire une pyramide de papier — solide aujourd’hui, mais fragile à la moindre secousse. La vérité ne se révélera qu’au moment où la marée va baisser.